En Finir avec l’Âgisme dans l’Art Vivant
En tant que coach d’artistes interprètes, je le constate chaque jour : la question de l’âge se manifeste systématiquement dans nos échanges, parfois même chez des artistes à peine sorti.e.s de formation, encore dans la vingtaine.
Cette pression, souvent intériorisée, façonne leurs choix, leurs ambitions, et sape leur confiance. C’est une véritable souffrance dans le milieu : un poison lent qui pousse à l’autocensure bien avant que la moindre ride ne soit apparue.
L’âgisme est cette manière subtile — et parfois carrément brutale — de réduire le champ des possibles au prétexte du temps qui passe.
Dans nos concours, nos auditions, nos castings, il se niche derrière des limites d’âge absurdes et clairement discriminantes.
Dans nos plateaux et nos scènes, il se glisse dans la répartition des rôles, calibrés pour des visions stéréotypées.
Et dans les médias, il se reflète dans l’obsession de la jeunesse comme synonyme d’avenir.
Mais que perdons-nous, collectivement, en acceptant cela ?
Nous perdons des voix qui vibrent plus profond. Des présences qui portent sur scène la vérité des expériences vécues. Des regards qui ont traversé la lumière et l’ombre, et savent en retransmettre toutes les nuances.
L’émergence n’a pas d’âge – et doit rester possible à tout âge
Nous devons faire tomber une idée profondément ancrée : “émerger” serait réservé à la jeunesse.
Émerger, c’est arriver à ce moment charnière où un·e artiste se tient pour la première fois sur une scène ou devant une caméra avec un projet qui lui permet de porter sa voix, son message, son univers, sa singularité.
Et ce moment-là peut arriver à 23 ans… comme à 53.
Aujourd’hui encore, la plupart des dispositifs censés soutenir “l’émergence” excluent les artistes qui arrivent plus tard à la profession.
Les concours, les appels à projets, les résidences, les bourses, les programmes de perfectionnement, les académies lyriques, les opéra studios, les « Young Artists Programs » se ferment à eux avec des clauses d’âge, et poussent par la même occasion les artistes encore en formation à tenter de faire avancer leur carrière de façon prématurée, alors même que leur voix ou leur technique n’est pas encore prête.
Comme si l’inspiration avait une date de péremption…
Et il suffit de chercher pour constater que les exemples d’artistes interprètes, en particulier de femmes, ayant réellement émergé après 40 ans sont extrêmement rares.
Non pas parce que le talent n’existe plus à cet âge, mais parce que les portes se ferment bien avant qu’elles aient pu les franchir. Cette rareté même est la preuve flagrante que notre système actuel étouffe un immense vivier de talents.
Si nous voulons vraiment combattre l’âgisme, il ne suffit pas de continuer à employer les artistes déjà installés dans leur carrière après 40 ans : il faut ouvrir grand les portes aux “nouveaux visages” de plus de 40 ans.
Cela signifie :
Supprimer les clauses d’âge dans tous les dispositifs d’accompagnement à l’émergence.
Éduquer, sensibiliser les jurys et programmateurs à cette problématique de l’âgisme comme à celle de l’intersectionnalité, les former à juger sur la force artistique et non sur l’âge ou un CV étincelant.
Créer des programmes de découverte, de première scène ou de développement de carrière spécifiquement pensés pour les artistes qui démarrent – et qui démarrent VRAIMENT, c’est-à-dire sans agent ni expérience significative – après 40 ans.
Parce que l’émergence tardive n’est pas une anomalie : c’est une richesse. Et l’art vivant ne pourra se targuer de l’être que s’il laisse à chaque artiste, quel que soit son âge, la possibilité de vivre son art.
Les atouts de la maturité
Les artistes matures portent avec eux.elles des trésors que l’on ne s’achète pas, que l’on ne télécharge pas en accéléré, que l’on ne décroche pas en sortant d’une école, même prestigieuse.
Il y a d’abord la maîtrise technique patiemment polie. Celle qui vient après des centaines de scènes, de prises, de concerts sur des décennies de pratique et dans des conditions le plus souvent extrêmes, loin du confort de scènes de catégorie A. Celle qui permet à une chanteuse lyrique de doser l’émotion avec la précision d’un artisan joaillier, ou à un acteur de faire vibrer une salle entière à mi-voix.
Il y a les nuances émotionnelles impossibles à feindre, celles qu’aucun manuel de jeu ne peut vous apprendre. Un.e artiste qui a traversé à plusieurs reprises l’amour, le deuil, la renaissance, et développé sa sagesse épreuve après épreuve ne joue pas ces moments : il ou elle les habite. Un.e tel.le artiste ne raconte pas un bouleversement ; il.elle le fait exister au point de nous couper le souffle.
Il y a le corps qui est prêt et qui soutient, la qualité de la voix, la profondeur du timbre, le formant de l’instrument corps qui s’enrichit au fil du temps, se pare de nuances, décuple ses possibilités, déploie toutes ses facettes.
Il y a l’endurance et la constance, forgées par le temps. Ces artistes aguerri.e.s connaissent intimement leur voix et leur corps dans tous leurs états, et ont appris par la force des choses à en prendre soin. Ces artistes dans la maturité savent que le talent se nourrit de constance dans la pratique de leur art et d’endurance face aux aléas du métier et de la vie elle-même, et non pas seulement d’élan.
Et puis il y a la capacité rare à explorer, se réinventer, à rebondir avec souplesse. Les artistes dans leur pleine maturité n’ont plus peur de casser leur image, de se lancer dans un registre inattendu, d’oser ce qu’ils ou elles n’auraient pas tenté à 20 ans.
Enfin, il y a la puissance d’inspiration. Parce qu’ils et elles incarnent, aux yeux du public, la preuve qu’il est toujours temps. Toujours temps d’oser. Toujours temps de commencer à nouveau.
Ces trajectoires rappellent à chaque spectateur que la scène n’appartient pas seulement aux débuts éclatants : elle peut aussi accueillir les recommencements flamboyants.
Changer les règles, maintenant
Si nous voulons en finir avec l’âgisme, il faut cesser de le traiter comme une fatalité.
Les solutions sont multiples :
Supprimer les limites d’âge dans les concours, auditions, formations et dispositifs de soutien, et remplacer ce critère par d’autres moyens de réguler le nombre de participant·e·s si nécessaire : sélection sur dossier artistique, sur une vidéo d’audition préalable, sur la cohérence entre le profil et le rôle (exempt de stéréotypes…), sur l’intérêt pour le projet proposé, ou encore sur des critères de disponibilité et d’engagement.
Créer des prix et bourses “tout âge”, et, au moins le temps de rééquilibrer la situation avec les innombrables concours, prix et bourses pour les “moins de…” déjà existants, instaurer des prix et bourses spécifiquement destinées aux artistes de « plus de … ».
Ouvrir nos distributions à une plus grande diversité d’âges, en veillant tout particulièrement à inclure les femmes, encore plus exposées à l’âgisme et souvent privées de rôles dès que l’âge ne correspond plus aux stéréotypes imposés par l’industrie.
Porter sur nos plateaux et nos écrans la diversité des âges, tout comme celle des origines, des genres ou des handicaps, avec autant de ferveur que la jeunesse et les standards habituels d’esthétique l’ont été jusqu’à présent.
Inclure dans chaque annonce de concours, d’audition ou d’appel à projets une incitation explicite à la participation des artistes (réellement) émergents de plus de 40 ans, afin de briser le conditionnement qui pousse tant d’entre eux — et surtout tant d’entre elles — à ne même plus oser se présenter.
Privilégier les auditions et castings ouverts, sans aucune limite d’âge, afin de découvrir de nouvelles et nouveaux artistes émergent.e.s plutôt que de fonctionner en cercle fermé avec les interprètes déjà inséré.e.s dans le milieu.
Prendre en considération les parcours de vie atypiques et fragmentés comme une véritable valeur ajoutée pour les artistes interprètes, plutôt que de privilégier systématiquement les trajectoires linéaires passées par les grandes institutions dont les limites d’âge pénalisent les éclosions tardives.
Cesser de penser le “génie” comme une qualité intrinsèquement liée à la jeunesse : reconnaître que la fulgurance artistique peut se manifester à tous les âges, et arrêter de glorifier systématiquement le génie d’une tranche d’âge plutôt qu’une autre. Apprendre à le voir autrement, dans la profondeur, la complexité et la maturité qu’apportent les années.
Parce que les artistes que j’accompagne travaillent courageusement leur mental pour ne pas perdre espoir et baisser les bras malgré des circonstances chaque jour un peu plus en leur défaveur à mesure que le temps passe… Mais ces artistes ne devraient plus avoir à lutter seul.e.s contre le courant.
Un appel aux décideurs & décideuses
Aux directeurs et directrices de casting, aux agent.e.s artistiques, aux programmateur.rice.s, aux producteur.rice.s, aux institutions :
Vous avez entre les mains le pouvoir de changer le récit.
Chaque fois que vous écartez un dossier “parce qu’il ou elle est trop vieux·vieille pour ce concours/prix/bourse/emploi ou que, « il ou elle n’a pas suffisamment d’expériences significatives pour son âge »…” — demandez-vous :
De quelles expériences parle-t-on? Et trop âgé.e pour quoi, au juste?
Pour émouvoir ? Pour faire vibrer une salle ? Pour incarner un personnage crédible ? Pour livrer une performance mémorable ?
Regardez vos programmations passées :
Quelle proportion d’artistes émergent.e.s - spécialement des artistes femmes - de plus de 40 ans y figure dans des rôles visibles?
Combien d’artistes émergent.e.s ont fait leurs débuts dans votre institution après 40 ans?
Vos distributions reflètent-elles vraiment toutes les étapes de la vie, ou seulement une tranche calibrée par habitude ?
Demandez-vous aussi :
Dans vos annonces, invitez-vous explicitement les artistes émergent.e.s de plus de 40 ans à postuler ?
Vos jurys et comités de sélection comptent-ils des membres éduqués et sensibilisés à l’âgisme, capables de se défaire de leurs conditionnements pour être en mesure de reconnaître la force et la pertinence d’une interprétation mûrie par l’expérience de vie?
Vos critères de sélection favorisent-ils toujours les parcours linéaires passés par les grandes institutions, ou laissez-vous aussi une place aux trajectoires atypiques et fragmentées ?
Concrètement, vous pourriez :
Mettre en place des objectifs de diversité d’âges dans les distributions et programmations.
Veiller chaque saison à confier un certain nombre de rôles ou de projets à des artistes émergents de plus d’un certain âge.
Éduquer et sensibiliser les membres des jurys et comités artistiques aux questions relatives à l’âgisme, et plus globalement aux questions d’intersectionnalité.
Ouvrir vos castings, concours, ou votre roster d’agence artistique à toutes les tranches d’âge, avec des sélections basées sur le talent, et non pas sur la date de naissance ou un CV rutilant.
Communiquer activement sur des exemples de parcours tardifs pour inspirer les candidatures et briser l’autocensure.
L’art vivant, par définition, doit refléter la vie dans toute sa complexité.
Et la vie ne s’arrête pas à 40 ans. Elle s’enrichit, se densifie, se colore de nuances impossibles à inventer autrement.
Si vous ne donnez pas la place à ces nuances, alors ce que vous montrez au public est incomplet.
Et si vous décidiez, dès maintenant, que votre scène, votre programmation, votre écran ou votre roster deviennent le lieu où chaque âge peut prendre la lumière ?
Pour finir - La scène pour tous les âges
Je rêve d’un milieu artistique où la valeur d’un·e interprète ne se mesure pas à sa date de naissance mais à la force de son interprétation.
Où les plateaux et les scènes deviennent le révélateur de toutes les étapes de l’existence.
Où un visage marqué par les ans n’est pas une contrainte, mais un paysage à explorer.
Je rêve aussi d’un monde où le CV d’un artiste n’a pas besoin d’être lisse et continu pour susciter l’intérêt.
Où les “trous” dans un parcours ne sont pas vus comme des failles, mais comme les espaces où se sont forgées la résilience, la curiosité, la profondeur humaine.
Un curriculum ne devrait pas avoir à ressembler à une ligne droite parfaitement tracée et validée par le sceau des grandes institutions pour éveiller l’enthousiasme : il peut être une carte sinueuse, avec des détours, des retours, des recommencements, et ponctué d’expériences plurielles — et c’est précisément là que se logent les histoires les plus puissantes à raconter, les plus intenses émotions à transmettre.
Et, bien évidemment, cette réflexion ne concerne pas seulement l’âge. L’âgisme se croise avec d’autres discriminations, et c’est là que l’intersectionnalité devient incontournable.
Une femme artiste de plus de 40 ou 50 ans ne subit pas seulement l’âgisme : elle se heurte souvent, dans le même élan, au sexisme, au racisme, à la grossophobie, ou au validisme pour ne citer que cela. Les trajectoires qui échappent aux normes cumulées sont encore plus vite écartées, invisibilisées.
C’est précisément pour cela qu’il faut élargir nos critères, ouvrir nos portes et nos esprits à toutes les singularités.
Nous devons cesser de valoriser uniquement les carrières sans accroc, passées par toutes les cases “recommandées” et toutes les institutions “validantes”.
L’art ne se nourrit pas d’un parcours impeccable : il se nourrit d’une vie vécue pleinement, follement vibrée, avec ses changements de direction, ses épreuves, ses renaissances.
Ce rêve est possible. Mais il exige que nous changions nos mots, nos règles et nos habitudes. Et il exige que nous le fassions maintenant.
Parce que l’art n’a pas d’âge, pas plus qu’il n’a besoin d’un parcours “parfait” pour être grand.
Et parce que nous n’avons plus de temps à perdre pour que la scène, l’écran et la salle de spectacle deviennent enfin le lieu où chaque histoire, chaque âge, chaque identité et chaque parcours de vie trouvent leur place dans les yeux, le coeur et l’âme du public.